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Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Fallait-il un grain de folie pour
entreprendre cette aventure à laquelle j’ai consacré deux ans et demi de ma
vie professionnelle et personnelle !
Et pourtant, il est là, ce colloque, et
vous tous, avec moi, nous allons tenter d’en faire un moment fondateur d’un
processus de renforcement théorico-pratique de « l’animation en France et
ses analogies à l’étranger ».
Certes, je n’oublie pas tous ceux qui
ont aidé, soutenu, encouragé l’initiative, que ce soit scientifiquement,
matériellement, financièrement, moralement : vous-même, Monsieur le
Président, plusieurs ministères, des collectivités territoriales, des
ambassades et de nombreuses institutions dont la liste est sur la plaquette
que chacun d’entre vous possède. Il faut citer aussi mes collègues du
département Carrières Sociales de l’IUT (avec son président Jean-Luc Flipo
et son directeur, Daniel Garrec), sans oublier tous les personnels des
différents services de l’IUT, de Bordeaux 3, de la Maison des Sciences de
l’Homme d’Aquitaine et de la Maison des Arts.
Je m’arrête aussi sur la responsable de
l’organisation matérielle et technique Monique Sentey, avec son équipe
d’Objectif Congrès et de Dakota Voyages : elle m’a rassuré souvent par ces
conseils, son expérience et son sourire.
Je ne dois pas oublier non plus l’Agent
comptable de Bordeaux3, Madame Esclasse, qui a donné un sérieux coup de
pouce à un moment difficile.
J’accorde aussi une attention toute
particulière à mon ami, le maître de la toile, Jean-Pierre Descamps,
confectionneur infatigable du site et, bien sûr, à mon autre ami Jean-Pierre
Augustin, qui m’a accompagné dans cette construction au point, disait-il il
y a quelques jours, qu’on pouvait nous appeler « Jean-Claude Augustin et
Jean-Pierre Gillet ». Mes souvenirs de Tintin me rappellent, quant à moi,
Dupond et Dupont.
Arrêtons ici l’énumération ; que
certains me pardonnent s’ils sont oubliés, mais j’ai l’impression de
plonger, dans ce type de formule, à la Nuit des Césars (l’équivalent pour
nos collègues étrangers des Awards américains où chacun va remercier jusqu’à
sa cousine voire à son voisin).
Si le terme « animation » m’est familier
depuis le début des années 60 grâce à Georges Lapassade, un des penseurs et
praticiens de l’analyse institutionnelle dans le champ de la
psychosociologie, ma découverte des professionnels de l’animation date aussi
de cette époque puisque en plus de mes mandats syndicaux et politiques
nationaux (de 1963 à 1980), j’ai été membre du Conseil de Maison de la MJC
(Maison des Jeunes et de la Cuture) -
rue Louis Lumière à Paris, très connue à cette période pour l’opposition que
lui manifestait la Mairie de Paris. Mais c’est surtout à la fin des années
70 que mon intérêt s’est cristallisé dans une observation systématisée, une
rencontre de praticiens dans de multiples structures avec une intervention
de type psychosociologique.
En définitive, c’est à partir de ma
thèse en Sciences de l’Education, en 1993, que tout ce corpus praxique a été
interrogé, travaillé, reconstruit, bref, théorisé. Il est certain que le
cadre du département Carrières Sociales de l’IUT a favorisé cette éclosion,
IUT dont le fondateur, Robert Escarpit, m’était connu depuis le comité
antifasciste en 1960, lequel se réunissait dans les sous-sols de l’AGEB
(Association Générale des Etudiants de Bordeaux),
cours Pasteur, puis Cours Alsace-Lorraine, dont j’étais Vice-Président. A
cette époque agitée par l’OAS (Organisation de l'Armée Secrète), j’ai même gardé sa maison de la rue David-Johnston contre les attentats possibles des fascistes pro-Algérie
française.
Cet état d’esprit d’un IUT, engagé,
laïque, présent dans l’actualité socio-historique, avec des acteurs par
ailleurs distanciés, par une recherche théorique dont je rappelle
l’étymologie : théorie = action d’observer. N’’y a-t-il rien de plus
praxique dans cette alliance ? Je n’ai eu qu’à prolonger ce cheminement.
Il est vrai que les uns auraient
peut-être préféré moins de « démesure » dans l’ambition de ce projet de
colloque, que d’autres me renvoyaient à mon illusion, que certains même
pensaient que je ne tiendrais pas, seul, aussi loin pendant 5 mois lors de
mon congé de recherche où j’ai approché les 60.000 kms. Oui, à certains
moments, cela a été dur, mais quelle expérience, mes aïeux, et il est
indéniable que sans elle, le colloque n’aurait pu se tenir. Ce voyage, ces
contacts multipliés aboutissent aujourd’hui à plus de 80 communications, 5
panels, plus de 220 participants (dont plus de 70 étrangers couvrant
l’Amérique Latine bien sûr - et dont j’ai rencontré la plupart, l’Europe,
mais aussi l’Afrique, le Moyen-Orient), soit 25 pays représentés par des
enseignants chercheurs, des doctorants, des praticiens animateurs, des
responsables d’associations, d’administrations ou d’institutions
gouvernementales.
Et comme il se doit, nous avons eu nos
« catastrophes », ou bouleversements, pour reprendre l’étymologie grecque.
Certaines ont été résolues par les pompiers de service : n’est-ce pas,
Monsieur Galindo Perez, qui nous vient enfin de Cuba, mais sachez que l’on
pourrait faire un ouvrage à partir des courriers échangés entre l’Université
de La Havane, l’Ambassade de France à Cuba et le Département Carrières
Sociales ! N’est-ce pas aussi Monsieur Ngapandoentbu, qui, après maintes
démarches, a pu arriver ici venant du Cameroun.
Je classe dans ces moments heureux
l’appui financier de la Direction de la Jeunesse, de l’Education Populaire
et de la Vie Associative au Ministère de la Jeunesse, de l’Education
Nationale et de la Recherche, du Ministère des Sports, de l’INJEP, de l’ONMAS,
de l’AUF, du Conseil Régional, du Consulat Général de France au Québec et du
Centre d’Etudes Canadiennes, et, plus particulièrement, de la Délégation
Interministérielle à la Ville.
Je profite de votre présence, Monsieur
le Président, pour rappeler que le budget du colloque intègre bien sûr dans
ses recettes la subvention qui devrait lui revenir par le contrat
quadriennal. Avouez qu’il est paradoxal que nous n’en connaissions la
hauteur qu’après la tenue du colloque. Je suis certain que vous serez
attentif à ce qu’elle soit transférée dans les meilleurs délais, lorsqu’elle
arrivera dans les murs de Bordeaux 3.
Mais j’ai plusieurs regrets aussi, et une
indignation :
-
bien d’autres acteurs d’Outre-Atlantique
auraient été heureux d’être présents parmi nous, s’ils avaient pu trouver
les ressources financières indispensables. Nous avons invité (outre le
comité scientifique) 10 personnes dont les communications nous semblaient
particulièrement dignes d’intérêt, recherchant en même temps une diversité
thématique. C’est d’ailleurs la raison du coût pour chaque participant (du
même ordre d’ailleurs que beaucoup de colloques de ce type), intégrant donc
dans la démarche une fonction de solidarité nord - sud.
-
le deuxième regret concerne le
comité scientifique. Après réflexion, Jean-Pierre Augustin et moi-même
avions constitué un comité, non pas paritaire du point de vue du genre, mais
quasiment : 5 femmes, 7 hommes. Malheureusement, depuis, 3 collègues
féminines se sont désistées. L’une a pris une responsabilité en Equateur au
sein du Ministère de l’Education et n’est plus suffisamment disponible. Il
s’agit de Madame Teran Najas, qui est remplacée par Monsieur Alfredo
Astorgas, professeur associé à l’Université Andine Simon Bolivar de Quito ;
de Madame Rita Gonzalez Delgado, vice-rectrice de l’Université de La Havane
(bloquée par la naissance d’une petite-fille), remplacée par Monsieur Carlos
Galindo Perez, directeur d’une école universitaire de formation en
animation ; et enfin de Madame Lucero Zamudio, doyenne de la Faculté des
Sciences Sociales de l’Université Externado de Bogota, bloquée par la
maladie soudaine d’un membre de sa famille, remplacée par Monsieur Hernando
Salcedo-Fidalgo, chercheur au CIDS, laboratoire de cette même faculté ; ce
sont donc ces mêmes femmes qui ont choisi 3 hommes ! Il est important que
vous sachiez que l’organisation n’y est pour rien !
-
Enfin, nous avons pu constater
que partout dans le monde mais à des degrés divers, en Afrique
sub-saharienne en particulier, l’obtention d’un visa (qui n’était d’ailleurs
plus en usage dans nombre d’autres continents pour venir en France) est
devenu un parcours du combattant avec la politique actuelle du gouvernement
français. Certains, bien qu’ayant obtenu tous les papiers nécessaires
(billet d’avion, certificat d’hébergement, invitation officielle, bourse,
achat d’un passeport, sans compter mes appels réitérés aux consulats de
certains pays), se sont vus refuser le visa, notamment l’un d’entre eux qui
devait faire une communication au colloque. Cette sélection par pays est
insupportable et relève d’une paranoïa de mauvais aloi : mettre des
barrières pour éviter entre autres la circulation des hommes et des savoirs
est aussi vain que le mur d’Hadrien avant-hier, que le mur de Berlin hier,
ou que celui qui s’apprête aujourd’hui à enfermer les Palestiniens.
Je me permets de le dire, car ma
conscience l’exige et ma position le permet : privilège de l’âge aussi de
celui qui part à la retraite à la fin du mois.
Donc nous allons tout faire tous ensemble
pour que ce colloque soit un succès mais n’oublions cependant pas que la
Roche Tarpéienne n’est pas loin du Capitole : gardons la tête froide. Bien
de l’ouvrage nous attend encore.
J’ai intitulé mon intervention concernant
l’action des animateurs : « Penser l’agir local et agir le penser global ».
Chacun aura reconnu ici une prolongation
de la fameuse phrase de René Dubos, ce médecin et biologiste américain
d’origine française, ayant reçu en 1972 le Prix international de l’Institut
de la Vie. Il a élaboré une approche de la maladie de type systémique et
interactionniste. Il nous invite à considérer qu’il ne peut y avoir
compréhension du tout sans comprendre toutes les parties, ni des parties
sans comprendre le tout. Pascal l’avait déjà signifié : « Je tiens pour
impossible de connaître les parties si je ne connais pas le tout, comme de
connaître le tout si je ne connais pas les parties ».
Que signifie cette orientation ? Je
propose de l’interpréter selon 3 modes, dans une perspective constructiviste
qui, plutôt qu’une théorie qui serait un ensemble de propositions
formalisées (sur le modèle du langage mathématique hypothético-déductif)
revendique une heuristique qui relève de significations proposées où le
critère de vérité est remplacé par le critère d’adéquation du modèle au
réel. Je suis donc éloigné en ce sens d’une épistémologie positiviste et me
refuse à séparer comportements et projets, moyens et fins, phénoménologie et
téléologie, expériences et intentions humaines, valeurs et opérationnalité
dans l’action. Je vous renvoie ici aux recherches de Jean-Louis Le Moigne
sur la modélisation des systèmes complexes.
Cette orientation signifie d’abord
décloisonner, éviter les séductions du localisme qui, comme l’écrit le
sociologue Jean-Etienne Charlier (professeur invité à l’Université
Catholique de Louvain), n’est pas toujours un échelon pertinent pour dégager
le plus facilement le bien commun. De plus, si les acteurs sociaux limitent
leurs échanges par la constitution de réseaux au niveau local et
territorial, ils risquent de laisser d’autres instances (nationales et
internationales) décider le cadre à l’intérieur duquel ils auront à se
développer. Le local ne peut avoir une autonomie relative qu’à l’intérieur
d’un ensemble plus vaste, plus général, et pour dépasser les seuls niveaux à
court ou à moyen terme, ce que J.E. Charlier appelle « l’insularisation »,
même s’il est souhaitable de construire une identité locale forte (1988).
Bien que dissymétriques et fort loin de
l’horizontalité parfois, les tendances opposées de construction de la
société par le haut et par le bas n’en sont pas moins constituées de
rapports d’interdépendance. Ces derniers font émerger un besoin d’autonomie
de la part des individus et des groupes, et il y a toujours chez les acteurs
sociaux un besoin de relation plus décentralisée, plus horizontale, à
interpréter davantage comme un besoin d’identité, d’expression, de création,
de responsabilité, que comme une recherche réduite au seul individualisme,
narcissisme et égocentrisme. Le local, le microsocial doit être envisagé de
façon identique : il a une spécificité propre et la logique sociétale
centrale peut lui être extérieure. Mais cela ne signifie pas qu’il doive se
désintéresser du centre.
Pour les animateurs, le local permet la
représentation de possibles (les « révolutions minuscules » titrait
la Revue Autrement au début des années 80), puis leur réalisation,
mais il leur faut agir dans une vision conjuguée, articulée, dialectique
entre centre et périphérie, car des questions essentielles telles que la
crise de l’emploi, de l’éducation ou le changement de mentalités et de
cultures ne peuvent être abordées et résorbées seulement au niveau local.
L’animateur peut aider à la construction
de zones de compromis entre « réseaux et hiérarchies » à l’image du
« désordre de la vie sur le terrain », comme l’écrit Claude
Neuschwander (1991). Créer du « liant social », restaurer des « médiactions »,
comme je l’ai écrit par ailleurs, des interfaces entre individus et Etats,
éviter la marginalisation de la société active et des solidarités vicinales,
affinitaires, tribales, claniques ou communautaristes, bref, articuler micro
et macro social, tel est le sens que l’animation offre, ce que François
Dubet évoque dans cette phrase : « Faire de la musique ensemble, tout en
restant nous-mêmes ». Ce que j’appelle pour ma part l’instauration de
transversalités communiquantes.
Pour éviter la suprématie des passions
sur la raison, l’animation doit permettre ce passage de la rue au quartier,
du quartier au village ou à la ville, de la ville à l’Etat et de l’Etat au
monde. Il ne suffit donc pas, par les initiatives de gouvernance locale, de
recréer du lien social horizontal : c’est le lien politique, producteur de
lien social vertical, par les contrepouvoirs ainsi suscités par le jeu des
acteurs, qui est interrogé. C’est la question de la démocratie avec ses
modes d’entrelacement « d’espaces publics autonomes et, de l’autre, les
sphères d’action à travers l’argent et le pouvoir administratif », qui
devient centrale, écrit Jurgen Habermas (1990).
Voilà une des raisons qui explique la
tenue de ce premier colloque international dans un contexte de globalisation
et d’altermondialisation à une semaine du Forum Social Européen de
Saint-Denis.
Et ce contexte là n’est pas neutre : le
dernier rapport du programme des Nations Unies pour le développement, qui
est paru le semestre dernier, nous rappelle que « plus d’un milliard de
personnes vivent encore dans l’extrême pauvreté, et nombre d’entre elles
voient leur niveau de vie régresser constamment… Les 1% les plus riches
obtiennent autant que les 57% les plus pauvres » et « les 25 millions
d’américains les plus aisés disposent d’un revenu équivalent globalement à
celui des quelques 2 milliards d’habitants les plus pauvres de la planète ».
Dans cette assemblée, nombre de
latino-américains peuvent nous parler des habitants des favellas, des
tugurios, des ranchos, des vilas miserias, des ciudades perdidas, des cantagriles (nom du
bidonville selon les pays). J’ai pu identifier des odeurs, des couleurs, des
visages dans cette Colombie, par exemple, aux 200.000 morts depuis 40 ans
(mais seulement 20% semblent dues à la guerre civile), dans ce Pérou où 54%
vivent en dessous du seuil de pauvreté, 60% en Equateur, dans ce Brésil où
1/3 de la population vit avec moins de 1$ par jour, dans cette Argentine où
plus d’1/3 de la population est sans travail ou sous-employée, et où 20
millions d’Argentins sont pauvres sur 37 millions d’habitants, avec une
augmentation de 40% en 1 an, dans ce Mexique où, avec ses 54 millions de
pauvres environ sur 96 millions d’habitants, dans ce Guatemala où 20% de la
population contrôle 80% des richesses, dans ce Caracas, au Venezuela, où
l’économie souterraine représente 60% de l’activité économique de la ville.
Et comment ne pas parler de la vente de 400 voitures blindées par mois au
Brésil, 170 au Mexique, 150 en Colombie, où aussi dorénavant les détenteurs
de capitaux, les propriétaires terriens et les industriels, les hauts
fonctionnaires, les politiques commencent à se déplacer en hélicoptère sur
les terrasses des immeubles urbains pour éviter les risques de
l’embouteillage et de l’attaque à n’importe quel feu rouge. Et certains
viendront nous expliquer, tranquillement, qu’il n’y a pas de lien direct
entre richesse et pauvreté, entre inégalités sociales et délinquance. Les
quelques africains présents dans la salle pourraient eux aussi ajouter
nombre d’éléments à ce panorama. En résumé, comme l’expliquait Bernard
Charlot, professeur en Sciences de l’Education au Forum Mondial sur
l’Education, nombre de pays sont placés face à ce dilemme : « Payer la dette
extérieure ou donner une éducation à tous ».
Je me souviens aussi du cri des paroles
d’un tango entendu dans la région du Rio de la Plata : « Nous vivons dans
un tourbillon écumeux et, dans la même boue, tous manipulés ».
* *
Pour les animateurs, une deuxième
interprétation de la phrase de René Dubos est possible : après celle qui
consiste à refuser un localisme sans globalisation, elle nous invite à
résister à une spécialisation forcenée qui accompagne la mondialisation
évoquée.
Cette hyperspécialisation, nous la
retrouvons aussi par exemple dans la politique du Ministère des Sports, et
elle nous vient de loin. J’ai ici un document « Formations-schéma
directeur » qui date du temps ou Roger Banbuck était Secrétaire d’Etat à
la Jeunesse et aux Sports dans le gouvernement Rocard (1988-1991). On y
découvre déjà les 5 niveaux auxquels aspirait ce Ministère dans ses
formations : assistant technicien, technicien, technicien supérieur, cadre,
cadre supérieur. On y annonce l’objectif d’ « harmoniser les formations à
l’animation et de les rendre cohérentes », c’est-à-dire qu’une adhésion
harmonieuse devrait les lier les unes aux autres.
Chacun est juge. Mais toutes les
formations sont plutôt - permettez-moi ce mauvais jeu de mot-
« co-errantes ». Le DEFA est encombrant et objet de discordes entre deux
ministères, le BEATEP et le Brevet professionnel se chevauchent sans
politique claire, point de passage possible entre le DEFA et le BEATEP, des
spécialisations dans le Brevet professionnel fleurissent selon les pressions
de lobbies sociaux ou sportifs, le BAFA est toujours dans le brouillard, le
BAPAAT rejeté par nombre d’employeurs, le DEFA et le DUT sont écartés de la
filière animation « collectivités territoriales », etc. Parallèlement, le
DUT Animation du Ministère de l’Education Nationale relève parfois d’une
ignorance encyclopédique tant il couvre superficiellement de nombreux
domaines à la fois professionnels et de culture générale. Ajoutons que le
temps de stage y est insuffisant pour une mise en tension profitable de la
théorie et de la pratique chez les animateurs en formation. Et la licence
professionnelle en 6 semestres, que nous appelons de nos vœux, Monsieur le
Président, mérite votre soutien pour combler une partie de ces
défaillances : nous en avons, pensons-nous, la compétence, avec la
coopération de l’Université à laquelle nous revendiquons notre
appartenance.
Il ne faut pas cacher non plus que nombre
de fédérations d’Education Populaire sont empêtrées dans le marché de la
formation : « à trop s’approcher du brasier, [elles] se sont grillées les
moustaches », comme l’expliquait si bien Jean-Marie Grousset, formateur
de l’UFCV (Union Française des Centres de Vacances et de Loisirs), il y a une quinzaine d’années. Et il y a là sûrement une des
explications de cette relative impuissance imaginative qui fait hésiter les
plus jeunes à s’y engager : mais en outre, combien de têtes chenues ou
chauves ne retrouve-t-on pas dans leurs assemblées générales ?
Marchandisation et spécialisation
technocratique n’empêchent cependant pas nombre de candidats à se présenter
à la porte des formations à l’animation. De plus, contrairement à une idée
reçue, des travaux récents de l’INJEP (Institut Nationl de la Jeunesse et de
l'Education Populaire) ont démontré que la présence des
professionnels de l’animation, bien loin d’étouffer la vie associative, leur
apportait une dynamique et une efficacité indéniables avec une formation de
haut niveau. C’est ici que l’opinion selon laquelle ces professionnels
seraient un obstacle à la vie associative et à toute transformation sociale
(base de leur création historique), oublie que ce sont des militants qui, à
la fin des années 50, ont exigé une professionnalisation, revendiquant
formation, acquisition de méthodologie, convention collective, bref, une
reconnaissance sociétale. Et ce mouvement de rationalisation issu de la
modernité, analysé par Max Weber notamment, a concerné les infirmières, les
assistantes sociales, les éducateurs spécialisés et bien d’autres encore.
Il n’est pire conseiller en la matière
que la nostalgie des temps des années soixante et soixante-dix. Vouloir
revenir au modèle du seul militant libérateur et rédempteur qui rachète les
esclaves pour les rendre libres est une illusion régressive. L’animation
s’apparente encore à une utopie porteuse d’avenir en ce début du 3°
millénaire : l’espérance d’une vie allongée, en bonne santé, les nouvelles
techniques qui soulagent les pesanteurs du travail productif et industriel,
le temps libre renforcé accompagnent un mouvement de société. Ces projets
d’animation peuvent saisir ces opportunités. Comme l’exprime le sociologue
Pierre Ansart, toutes les sociétés passées et actuelles sont traversées « de
créations imaginaires depuis les formes les plus visibles jusqu’aux plus
voilées » et c’est ici que le socioculturel, défini comme une modalité
où la littérature et les arts « tentent incessamment de produire de
nouvelles formes, de nouveaux contenus », modifient « les manières de
voir » et « d’imaginer le monde », dans une production de
significations « par delà les faits, par delà le réel » dans un
mouvement « de rêve, de projection et éventuellement dans leur délire »
(Pierre Ansart, 1990).
Il faut en même temps reconnaître que
l’animation reste marginale dans ses effets, tant que les défis concernant
la société ne seront pas traités à la hauteur des enjeux actuels : une
démocratie à redéfinir, des inégalités à réduire, une économie à soustraire
du carcan d’un ultralibéralisme économique et financier. L’animation
participe d’une dénonciation de la légitimité d’un monde qui a parfois la
tête à l’envers et elle offre un espace d’imagination réaliste. L’animateur
est un homme d’action, un stratège, un homme de la praxis, sans illusion sur
le monde, donc lucide mais persévérant dans l’espérance.
A l’inverse, du côté des employeurs, des
associations, des fédérations d’Education populaire, des collectivités
territoriales, il reste encore à analyser la nature des rapports avec leurs
salariés, les processus d’influence dans l’évolution des prises de décision.
Mais surtout, un champ entier reste à explorer qui est : comment réinvestir
la cité et ses quartiers populaires pour éviter les dérives des extrêmes
(droites ou communautaristes) ? C’est un autre chantier à ouvrir, et il
n’est pas mince.
S’il est vrai que 50% des professionnels
de l’animation ont un contrat précaire, aidé, saisonnier ou temporaire, il
n’en est pas moins établi par le dernier recensement de l’INSEE (Institut
National des Statistiques et des Etudes économiques) que parmi
les professions les plus dynamiques, entre les recensements de 1990 et 1999,
celle d’animateur est au 13ème rang, avec une évolution positive
de plus de 93% (soit 100.750 professionnels, mais sur la seule base des
animateurs socioculturels et des loisirs, liée à la définition donnée par
l’INSEE en 1978, c’est-à-dire il y a 25 ans !).
Il faut certes relativiser cette
tendance, résultat d’un travail appuyé sur du déclaratif, mais le champ de
l’animation s’est depuis largement étendu au social et au médico-social, au
patrimoine, au tourisme, à l’écologie, à l’insertion, au sport, à
l’international, à l’humanitaire, etc. Et un rapport du CNFPT (Centre
national de la fonction publique territoriale), qui va être publié d’ici la
fin de l’année, va démontrer aussi cette croissance et cette vitalité dans
l’emploi des animateurs.
Quel est donc l’enjeu principal
concernant la formation des animateurs, ici et ailleurs dans ses analogies ?
Celui d’avoir des animateurs généralistes (ayant certes quelques spécialités
techniques) dont une des légitimités principales reste les besoins, les
demandes, les problèmes, les exigences, les difficultés vécus par des
populations dans le monde entier, dans cette vaste crise de la participation
dont tous les politiques vantent les mérites, mais dont la vertu est peu
pratiquée parce que crainte. La crise de la démocratie représentative est de
plus en plus évidente, et pas seulement en Europe ou aux Etats-Unis, mais
aussi en Amérique Latine. Un sondage de « corporacion latin barometro »
(l’équivalent de la SOFRES) a été publié en août 2001 : les
latino-américains appuieraient la démocratie à 48% contre 60% l’année avant,
et les résultats de cette démocratie ne satisfont que 27% des personnes
interrogées (contre 53% de satisfaction en Europe). La crise internationale
a donc un impact fort sur l’évaluation du système démocratique, ainsi que la
répartition inégalitaire des richesses. En Equateur par exemple, au mois
d’août 12003, 6 mois après son investiture, le taux d’impopularité du
Président Gutierrez est monté à près de 70% (rappelons qu’en France, plus
d’un an après les élections, notre Premier Ministre recueille seulement 30%
de satisfaits : les fourchettes sont identiques).
J’ai écrit un jour que l’animation était
utile à la démocratie, mais que la démocratie est nécessaire à l’animation.
Là s’inscrit un autre enjeu principal dans la complexité des sociétés,
l’intrication des facteurs, l’interaction démultipliée, bref, ce qui fait
lien, ce qui fait société et l’animation relève à cet égard d’un désordre,
de l’appel à un nouvel ordre lié à un imaginaire social que beaucoup de
marchands du temple voudraient réduire à une simple prestation de services
vide de sens.
Or l’histoire est là, celle de la « merdonité »
comme l’écrit Michel Leiris. Pas un jour en Amérique Latine où je n’ai vu
une manifestation contre les privatisations, la flexibilité de l’emploi, la
misère, le chômage, la baisse des retraites, l’affaiblissement des services
de santé, les augmentations de prix et la dénonciation de la violence qui en
résulte : indiens mapuches, postiers, consommateurs d’eau potable privée au
Chili ; cazerolasos, piqueteiros, petits porteurs d’actions ruinés en
Argentine ; paysans, enseignants et retraités manifestant au Mexique ;
étudiants et enseignants en grève en Uruguay ; paysans et enseignants en
lutte en Equateur ; sans terre manifestant au Brésil ; enseignants du
supérieur en grève pendant 6 mois dans ce même pays, sans parler du grand
désordre vénézuélien et des pétitions pour une réelle démocratie socialiste
à Cuba, etc.
C’est donc là que l’effort doit porter de
la part des animateurs, sur cette exigence de démocratie, sur cette
nécessité de former des décathloniens de l’animation, car le niveau culturel
des populations s’est accru. Ce ne sont pas les seuls
techniciens-spécialistes qui pourront répondre à cet enjeu principal (je me
rappelle à ce sujet ce fameux slogan de la CFDT (Confédération
Française Démocratique du Travail, syndicat de salariés) : « La hiérarchie c’est
comme les étagères, plus c’est haut, et moins ça sert »). Une telle
orientation vers la spécialisation peut faire le lit du secteur privé
lucratif tant dans le culturel, l’éducatif ou le social, si on limite
l’animation à la seule prestation de services. Vous savez tous comme moi que
le MEDEF (syndicat patronal) soutient cette thèse, que des municipalités confient le marché des
CLSH (Centre de Loisirs Sans Hébergement) à des sociétés lucratives ; que de grands groupes capitalistiques se
lancent dans l’animation sportive ou de loisirs, sans aucune intention
éducative ni pédagogique. Je pense ici à ce Salon professionnel de
l’animation et des loisirs organisé chaque année à Paris avec, comme exemple
de conférence : « La place des métiers de l’animation dans l’économie de
marché », voilà qui a le mérite d’être clair, d’autant plus que ce
colloque est organisé par une structure qui s’appelle : Banque-Animation !
C’est en ce sens qu’au cours d’un colloque, il y a quelques années, le
psychosociologue Eugène Enriquez disait : « Le marché étouffe la
démocratie ».
Enfin, en France, le prestige en médecine
va au spécialiste qui prolonge une formation générale. Dans certains pays
nordiques, à l’inverse, les médecins finissent par devenir généralistes,
tant l’on considère qu’il y a alors une progression nécessaire liée à la
complexité des diagnostics. Tirons ensemble les animateurs vers le haut et
non vers le bas. Les sociétés recherchent plus de qualification, plus de
savoirs, plus de compétences, même si l’on sait que chacun d’entre nous, à
un certain âge, accepte plus facilement peut-être l’existence de vides dans
sa propre connaissance, mesurant ainsi nos propres limites scientifiques et
épistémologiques.
* *
Le troisième et dernier aspect que
m’inspire cette phrase de René Dubos est résumé par le titre de ma
communication : il me semble que l’expression « agir localement, penser
globalement », par la césure proposée, relève plus d’une juxtaposition entre
le local et le global, entre la pensée et l’action. Déjà, Henri Bergson
avait aussi écrit une pensée similaire : « Agir en homme de pensée,
penser en homme d’action ».
Pour signifier un autre modèle d’action,
plus proche me semble-t-il de la réalité et de l’exercice de la fonction des
animateurs, il me paraît possible de dialectiser les items de la pensée de
R. Dubos et d’H. Bergson sous la forme de la nouvelle expression : « Penser
l’agir local et agir le penser global ». Lier donc dans un même
mouvement local et global, croiser avec celui de l’agir et du penser. Nous
sommes ici dans une orientation praxéologique qui questionne la pratique des
animateurs à partir de 4 pôles :
Ø
un raisonnement sur une situation à décrire, à comprendre, en anticipant son
évolution en fonction des actions qu‘ils projettent d’exercer sur elles et
des compromis et transactions qu’elles impliquent ;
Ø
des objectifs, c’est-à-dire ce qu’ils cherchent à obtenir, à modifier, à
créer, à changer en intégrant les ressources et les contraintes ;
Ø
des décisions, c’est-à-dire opérer des choix en fonction du niveau et de la
hiérarchie des enjeux ;
Ø
une éthique, c’est-à-dire des valeurs philosophiques, morales ou politiques.
C’est ce que j’ai dénommé
« l’intelligence stratégique » des animateurs, leur ruse, leur mètis,
associant la mobilité de l’intelligence et la rapidité de l’action, et le
kairos, l’opportunité à saisir le bon moment (je vous renvoie aux travaux de
Jean-Pierre Vernant et de Georges Vignaux, directeurs de recherche au CNRS,
Centre National de la Recherche Scientifique).
On y retrouve les aspects phénoménologiques, téléologiques, axiologiques et
opérationnels évoqués ci-dessus. Reprenant l’analogie proposée par Francis
Bacon, le praxéologue n’est en résumé ni un simple empiriste, qui tel la
fourmi, recueille les fruits de sa quête de nourriture pour en faire un
simple usage, ni un simple logicien, qui, tel l’araignée, fabrique sa toile
à partir de sa propre substance, mais plutôt une abeille qui se situe dans
une voie intermédiaire et fabrique son futur miel à partir des fleurs, les
transforme et le digère par sa propre énergie.
Jurgen Habermas réinterroge aussi le lien
entre théorie et pratique, chercheur et praticien : le but n’est pas,
dit-il, le simple développement de théories critiques, mais la recherche de
théorèmes vérifiés et de stratégies appropriées, donc des affirmations
vraies, vérifiables et aussi des décisions judicieuses. Traiter les faits
sociaux comme des choses, c’est absolutiser « le donné social » et
c’est de fait attribuer une fonction conservatrice aux sciences sociales
(Habermas, 1979). La théorie critique accentue la dimension du
désenchantement, voire de résignation, car elle sous-évalue la force et la
vitalité des facteurs subjectifs, orientant plutôt le sujet vers l’apathie
et la démobilisation. Max Horkheimer, sociologue de la fameuse école de
Francfort, propose la réflexion suivante : « Lorsqu’une science, dans une
indépendance imaginaire, regarde la pratique qu’elle sert et à qui elle
appartient comme complètement différente d’elle-même, et lorsqu’elle se
satisfait de la séparation de la pensée et de l’action, cette science-là a
déjà abandonné l’humanité (…). La qualité de l’activité de pensée (…)
renvoie au changement historique et à la production de situations justes
entre les hommes. » (1970). La théorie doit en conséquence s’intéresser
à l’amélioration des situations sociales et à sa capacité à influencer les
pratiques : plus encore, « la pratique sociale a le devoir de décider de
la valeur des théories, dans la mesure où les théories doivent montrer leur
validité dans les pratiques sociales ».
Voilà ce qui inspire notre sens de la
formation à la professionnalisation des animateurs.
Pour conclure, je ne peux m’empêcher de
me souvenir de cette phrase de Jean-Paul Sartre, un de mes maîtres dès l’âge
de 16 ans au Lycée Montaigne (à travers ses romans et nouvelles, son
théâtre, ses « situations ») et que j’ai redécouvert grâce à la thèse,
philosophiquement, dans la Critique de la raison dialectique. Il est
resté un des fils rouges de ma propre trajectoire, une sorte de fil d’Ariane
dans le labyrinthe que constituent les rapports des hommes entre eux : « Se
faire exister contre ce qui nous fait être pour ne pas être refait ».
C’est une manière de nous dire que l’important, ce ne sont pas seulement les
déterminants qui pèsent sur nous, mais ce que nous faisons de ce qu’ils
produisent en nous. Et cela n’est pas toujours aisé, car il ajoute : « Exister,
c’est ça : se boire sans soif ».
Comment ne pas rapprocher cette orientation de celle d’Eduardo Galeano,
écrivain uruguayen : « No somos lo que somos, sino lo que hacemos para
cambiar lo que somos » ?
Comme synthèse de ma conclusion, je vous
propose cette phrase d’Antonio Gramsci : « Le pessimisme de la réalité
est le préalable à l’optimisme de la volonté ». La volonté, nous en
avons à profusion.
Bibliographie :
ANSART P.
« L’imaginaire social ». Encyclopedia Universalis, 1990.
CHARLIER J.E.
« Le partenariat : une évolution réaliste du travail social ». La
coordination et la mission locale ; les séductions du localisme et les
mépris mutuels de la société civile et de l’Etat, p. 66-78. Revue Action
Sociale, n° 5, sept./oct. 1988.
GILLET J.C.
« Animation et animateurs. Le sens de l’action ». L’Harmattan 1995.
HABERMAS J.
« La technique et la science comme idéologie ». Gallimard, Payot, 1973.
LE MOIGNE J.L.
« Les épistémologies constructivistes. Un nouveau commencement ». Sciences
de la société, n° 42, oct. 1997, p. 161 à 181.
NEUSCHWANDER Cl.
« L’acteur et le changement. Essai sur les réseaux ». Seuil, 1991.
Rapport mondial sur le développement
humain 2003, Editions Economica.
SARTRE J.P.
« La critique de la raison dialectique ». Tome I. Gallimard, 1994.
WULF Ch.
« Introduction aux sciences de l’éducation ». Armand-Colin, 1995. |
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